Appel à contribution aux adhérents M3P
22 juillet 2025Chronique du 11 août 2025
11 août 2025Chronique du 4 août 2025
La gorge et le silence – Histoire singulière
Aurélie Martin – Psychologue clinicienne et psychothérapeute en libéral
Elle a 27 ans.
Elle a étudié le droit, elle vise le concours de la gendarmerie.
Un corps crispé, un regard qui dévie, sans larme.
Ce n’est pas elle qui a frappé à la porte. C’est la psychologue du commissariat qui l’a envoyée.
Une trace officielle. Une blessure, elle, bien plus ancienne.
Un an plus tôt, il y a eu le viol.
Pas de mots superflus, pas de phrases longues.
Elle dit les faits, les classe. Elle n’en tremble plus. Du moins, pas en surface.
Mais ce sont les silences entre les mots qui nous parlent.
Il y a ce père qu’elle ne connaît pas.
Pas une photo, pas un récit, même pas une colère vraiment.
Seulement un vide hérité, et un nom qui n’a jamais été prononcé.
Il y a aussi un beau-père, et cette scène qui revient parfois : une gorge d’enfant saisie, et le silence alentour.
Et une mère, présente physiquement, absente partout ailleurs.
Pas de bras pour protéger. Pas de mots pour dire non.
Alors elle avance seule.
Méfiance vissée au corps.
Pas d’amis, pas d’amants qui restent.
Elle se sent étrange parmi les autres. Trop tendue, trop méfiante, trop en retrait.
Elle ne sait pas pourquoi, mais elle sent que ça se rejoue à chaque fois.
Je la laisse poser ses fragments, un à un.
Non pas pour interpréter trop vite, mais pour tisser lentement.
Dans le fil systémique, j’explore avec elle les nœuds invisibles.
Je regarde au-delà de l’événement traumatique, sans le minimiser.
J’interroge les loyautés familiales, les places héritées, les répétitions non dites.
Elle n’a pas d’histoire à raconter sur ses parents,
et pourtant, tout en elle parle d’eux.
De ce père inconnu qu’elle ne cherche plus,
de cette mère qui n’a pas vu ou pas voulu voir,
de ce beau-père qui, en un geste, a gravé la peur dans le corps.
Alors nous cartographions les absences.
Ensemble, nous interrogeons : à qui est-elle fidèle en ne faisant confiance à personne ?
À quoi sert cette vigilance constante, cette solitude protégée ?
À qui s’adresse sa colère, tue mais omniprésente ?
Quel silence garde-t-elle pour ne pas trahir ceux qui n’ont pas su la protéger ?
Avec un regard systémique, nous ne cherchons pas la faute,
mais les mouvements invisibles qui façonnent les liens.
Je ne réduis pas la souffrance à un symptôme,
Je la lis comme un langage relationnel, un cri transmis.
Et puis, il y a les images.
Celles qui s’imposent sans prévenir :
la main du beau-père autour de sa gorge,
les cris, les insultes, les humiliations répétées,
le regard vide de sa mère, son silence comme une seconde violence.
Alors j’ouvre un nouvel espace : celui de l’EMDR.
Pas pour aller plus vite. Mais pour permettre à ce qui s’est figé de reprendre vie autrement.
Avant de plonger, je l’ancre. Je construis avec elle un lieu sûr, imaginaire, sensoriel, symbolique…
Puis, pas à pas, je l’accompagne dans l’approche des souvenirs.
Je retrace les scènes avec elle.
Le geste qui étrangle, les mots qui blessent, les silences qui trahissent.
Je n’impose pas d’interprétation. J’accompagne une traversée.
C’est un processus fragile, parfois, elle vacille.
Mais peu à peu, quelque chose se délie.
Les images perdent de leur poison, le passé reprend sa place dans le passé.
Elle ne s’y confond plus. Elle ne s’y fige plus.
Je ne lui promets pas d’effacer.
Mais je l’accompagne à se réinscrire dans le présent.
Un présent où elle peut dire non. Où elle peut choisir à qui faire confiance.
Un présent où elle peut, enfin, se sentir légitime d’exister, d’être vue, d’être protégée.
Je sais que ce n’est pas un individu isolé qu’il faut réparer,
mais un réseau d’héritages blessés, de loyautés muettes, de douleurs transmises.
Et soigner, c’est s’opposer doucement à l’effacement, à la simplification, à l’empressement de tout résoudre.
Je suis là,
Pas pour tracer une ligne droite,
Mais pour marcher à ses côtés, là où les pas hésitent.
Je suis là,
Et je ne me dérobe pas.