
Chronique du 24 novembre 2025
24 novembre 2025Chronique du 8 décembre 2025
De la clinique au cynisme : voyage en kakistocratie
Sous des dehors technocratiques et bienveillants, notre système de santé mentale glisse doucement vers un régime étrange : celui des pires logiques appliquées au soin.
Quand l’ignorance se pare d’expertise, que la langue se tord pour masquer le réel et que la pensée clinique devient suspecte, le psychisme collectif vacille.
Voyage au cœur d’une kakistocratie du soin, où le cynisme gouverne — mais où, malgré tout, la clinique continue de résister, patiemment, humainement.
Dans un futur pas si lointain, ou peut-être est-ce déjà demain, un algorithme a remplacé le psychologue.
Sur la porte du bureau, on lit : « Dispositif d’écoute augmentée – version 2.3 ».
À l’intérieur, plus de fauteuil, plus de silence habité, plus de regard. Seulement un écran qui scanne les émotions et délivre, en moins de trois secondes, un plan d’action personnalisé.
Le ministère s’en félicite : « Le bien-être est désormais pilotable. La souffrance devient enfin quantifiable. »
La HAS, elle, distribue des autorisations de penser sous forme de QR codes.
Bienvenue en kakistocratie du soin : le gouvernement des pires logiques appliquées aux âmes humaines.
Kakistocratie : le règne des pires
Le mot a quelque chose de grotesque et de mythologique. On l’imaginerait sorti d’un conte grec où des dieux maladroits auraient confié le monde à leurs apprentis les plus malhabiles.
Étymologiquement, kakistos signifie « le pire » et kratos, « le pouvoir ».
Autrement dit : le gouvernement des plus indignes, des plus ignorants, des plus fourbes.
Et si ce n’était pas qu’un mot ancien, mais le diagnostic de notre époque ?
Une ère où l’on confie la santé psychique à des gestionnaires sans clinique, où l’on réduit la pensée au protocole, la rencontre au formulaire, le soin à la donnée.
Sous couvert de modernité, l’humanité se fait administrer comme un budget.
L’incompétence valorisée
Dans cette étrange République du soin, plus on ignore le psychisme, plus on est promu à parler en son nom. Les experts autoproclamés s’invitent sur les plateaux télé, les décideurs édictent des règles pour des professions qu’ils n’ont jamais exercées.
La compétence clinique, faite d’expérience, de chair et de doutes, devient suspecte.
Le doute, justement, cet allié précieux du soin, est rebaptisé « résistance au changement ».
Et c’est ainsi que l’on érige l’incompétence en modèle, comme si le vide de pensée garantissait la pureté de la réforme.
La corruption par copinage
Les décisions se prennent dans des cercles fermés où l’entre-soi tient lieu de boussole.
Les mêmes noms, les mêmes visages, les mêmes alliances se reproduisent dans les commissions et les conseils, tels des reflets dans une salle de miroirs.
Ce n’est pas la pensée qu’on récompense, mais l’allégeance.
Celui qui questionne est écarté ; celui qui flatte, décoré.
Les nominations deviennent des faveurs, et les réformes des stratégies d’influence.
La clinique, elle, ne connaît personne : elle ne brille pas dans les cocktails ministériels.
L’affaiblissement des voix dissidentes
Dans toute kakistocratie, le silence est d’or.
Les voix critiques sont disqualifiées, les débats anesthésiés, les collectifs divisés.
On crée des « groupes de travail » pour neutraliser la contestation, des « concertations » pour mieux contenir la pensée.
Les psychologues qui résistent sont renvoyés à leur « émotionnalité », soupçonnés d’archaïsme ou d’idéologie.
Mais que serait une profession sans sa capacité à dire non ?
L’éthique du soin se nourrit de dissensus, elle s’éteint quand le conformisme devient norme.
La manipulation
La communication, voilà la nouvelle médecine d’État.
On repeint le désastre en « avancée historique » (comme pour MonSoutienPsy, les PCO, ou les centres experts).
On parle d’accès facilité, quand on impose un parcours d’obstacles ; de prévention, quand on réduit le soin à douze séances subventionnées ou aux diagnostics multiples ; d’écoute, quand on met un écran entre les voix.
On détourne les mots pour maquiller les manques, et pendant ce temps, les professionnels colmatent les brèches à la main, dans l’ombre.
Le réel, lui, n’entre pas dans les communiqués de presse.
La fourberie
La fourberie, c’est l’art de travestir le cynisme en pragmatisme.
Elle s’insinue dans la langue, avec ses « optimisations », ses « réorganisations », ses « offres de soins modulées ».
Elle dit : « Ce n’est pas une perte, c’est une rationalisation. »
Elle dit : « Ce n’est pas une dérive, c’est une mise en conformité. »
Et à force d’entendre ces fables, on en vient presque à douter de notre propre lucidité.
C’est ainsi que le soin s’amenuise, doucement, sous le vernis des bons mots.
