
Chronique du 15 décembre 2025
14 décembre 2025Chronique du 29 décembre 2025
Familles, fêtes et loyautés invisibles
Elle a 24 ans.
Et chaque année, à l’approche des fêtes, quelque chose se resserre.
Ce n’est pas une tristesse franche.
C’est une tension sourde, diffuse, qui s’installe bien avant décembre.
Un corps qui anticipe. Un souffle plus court. Une vigilance qui revient sans qu’elle sache toujours pourquoi.
Elle dit simplement : « Je ne sais jamais quoi faire. Si j’y vais, je me fais violence. Si je n’y vais pas, je culpabilise. »
Une histoire familiale fragmentée
Ses parents se sont séparés quand elle avait six ans.
Très vite, deux nouvelles figures parentales sont entrées dans sa vie.
Chez son père, une belle-mère.
Violente. Physiquement et psychologiquement.
Surtout quand le père était absent.
Elle était celle de trop.
Et aussi celle qui ressemblait à sa mère — ce qui, dans cette maison-là, était déjà une faute.
Chez sa mère, un beau-père. Alcoolique.
Il l’a agressée sexuellement de ses sept à ses seize ans.
Quand elle en a parlé, des années plus tard, sa mère n’a pas voulu entendre.
Elle a minimisé. Démenti. Puis elle a dit :
« De toute façon, maintenant il ne boit plus. »
Et elle continue de l’inviter.
Aux repas. Aux fêtes.
Quand le lien devient une contrainte
La souffrance ne se situe pas seulement dans les événements passés, aussi graves soient-ils.
Elle se loge aussi dans ce qui continue à être demandé aujourd’hui.
À cette jeune femme, le système familial adresse un message implicite mais constant :
- Tu dois faire comme si de rien n’était.
- Tu dois préserver le lien.
- Tu dois t’adapter.
Même au prix de sa sécurité psychique.
La loyauté familiale devient ici une injonction paradoxale : rester liée à ceux qui ont nié, permis ou couvert la violence, pour continuer d’appartenir.
Ce n’est pas un choix libre.
C’est une place imposée.
Les fêtes comme scène de répétition
La période des fêtes agit comme un amplificateur.
Elle condense les attentes, les rôles, les silences.
Autour de la table, tout doit aller bien.
On célèbre. On sourit. On fait famille.
Et elle, intérieurement, doit s’effacer pour que le système tienne.
Ce n’est pas Noël qui fait traumatisme.
C’est le fait qu’on lui demande, encore et encore, de nier ce qu’elle sait, de douter de ce qu’elle a vécu, et de se rendre présente là où elle n’est pas reconnue.
Le travail thérapeutique : déplacer la question
En séance, le travail ne consiste pas à lui dire quoi faire.
Ni à lui prescrire une rupture nette.
Ni à lui apprendre à « mieux gérer » les fêtes.
Il s’agit d’abord de nommer la violence du cadre relationnel.
De reconnaître que son malaise est cohérent.
Qu’il n’est pas un défaut personnel, mais une réponse à un système qui la met en danger psychiquement.
Peu à peu, la question se déplace : ce n’est plus « comment tenir encore », mais « à quel prix ».
Et parfois, timidement, une autre question émerge :
« Est-ce que j’ai le droit de ne pas y aller ? Pas pour punir. Pas pour provoquer. Mais pour me protéger. »
Et le psychothérapeute, dans cette traversée
Accompagner ce type de situation, surtout à l’approche des fêtes, n’est jamais neutre.
Les récits s’accumulent. Les dilemmes éthiques aussi.
Le psychothérapeute est lui aussi exposé :
- à la sidération,
- à la colère face aux dénis familiaux,
- à l’impuissance face aux injonctions sociales à « faire famille ».
Tenir le cadre, ici, c’est refuser la banalisation.
C’est soutenir une parole là où tout pousse au silence.
C’est accepter de travailler dans l’inconfort, sans solution rapide.
Conclusion
Les fêtes rappellent cruellement que toutes les familles ne sont pas des refuges.
Pour certains patients, elles réactivent des systèmes où la loyauté se paie de l’effacement de soi.
Le travail psychothérapeutique ouvre alors un espace rare :
celui où l’on peut, enfin, cesser de faire semblant.
Où la question n’est plus de maintenir le lien à tout prix,
mais de rendre possible une existence qui ne se sacrifie plus.
Et parfois, en décembre, soigner,
c’est simplement aider quelqu’un à reconnaître
qu’il n’a pas à retourner là où il a appris à se taire.
